samedi 11 avril 2020

Jouer Tchekhov autrement !

"...Dans la Cerisaie, je vois pour ma part beaucoup de choses : non pas une pièce entièrement reconstituée, comme Hamlet dans la Mouette, mais plutôt des fragments. 
J'y verrais des morceaux de la grande histoire qui s'annonce, et un effort de conscience tout à fait exceptionnel, qui a pour résultat de transformer le public en spectateur de l'inconscient des personnages - ce qu'on retrouvera chez Brecht. 

Tchekhov nous montre, nous fait toucher l'inconscient : et toute mise en scène de Tchekhov à mon avis, fait faire à un acteur une action par exemple qui le porte de droite à gauche alors que son désir le porterait de gauche à droite : l'acteur devra jouer cette contrariété des pas et de la tête au point de rendre le spectateur voyeur de l'inconscience du personnage de sa dissociation. 
Autre chose me semble dans la Cerisaie très consciemment dit : c'est l'apparition d'une nouvelle classe en Russie, et la passation des pouvoirs. Et à ce sujet, il y a selon moi une extraordinaire ironie de l'histoire en ce qui concerne Tchekhov, un sarcasme qui n'intéresse pas que la Cerisaie mais toute l'oeuvre, Ivanov en particulier.... 

La tragédie classique raconte la journée décisive...Le théâtre de Tchekhov ne montre pas cela sur un jour, mais il représente tout de même des moments aigus et non pas vides, il montre (toujours par contraste et de manière contrapuntique) le fait que sous l'apparente vacuité ou inaction de la pièce se passent en réalité quantité de choses - tandis que le théâtre classique français ne s'embarrasse pas de cela : il dit et montre de face l'essentiel. Tchekhov en montre le contrechamp, mais ce sont encore des crises qu'il montre.

Stanislavski n'a fait que charger de signes tout. Pourquoi ne pas penser que Tchekhov a écrit quelque chose sans savoir très bien quoi en faire, comment le monter ?...Et cette vue demande le rythme : il faut de l'action, couper tous ces blancs, que ça marche, qu'on ne s'ennuie pas.....

Prendre les pièces en un acte, qui sont des vaudevilles, et les jouer en se trompant, en s'obligeant à croire qu'il s'agit des drames de Tchekhov. Et inversement. Comme un imbécile qui dans une bibliothèque se tromperait de livre ou de rayon, prendrait Les Trois Soeurs, croirait qu'il s'agit d'une des pièces  comiques en un acte et jouerait la farce. Eh bien je vous assure que ça fonctionne. Le résultat est terrible. L'inverse aussi d'ailleurs : jouer les farces comme des drames donne un résultat effrayant. C'est très drôle mais différemment. Et naturellement, ça accumule les signes."

Antoine Vitez - Le Théâtre des Idées

En espérant que cela suscite beaucoup d'envie !
Bonne soirée et à demain.