jeudi 16 avril 2020

Jon Fosse et l'indicible au Théâtre


"...Je comprends si peu de choses. Et à mesure que les années passent j’en comprends de moins en moins. Cela est vrai. Mais le contraire est également vrai, à mesure que les années passent je comprends de plus en plus de choses. Oui, il est également vrai qu’à mesure que les années passent je comprends beaucoup de choses, tant de choses que j’en suis presque effrayé. Le fait est que je suis découragé devant le peu de choses que je comprends et presque effrayé devant la masse de choses que je comprends. Comment se fait-il que les deux puissent être vrais, que je puisse à la fois comprendre de moins en moins et de plus en plus ?
La pensée réfléchie nous dira sans doute alors que comprendre peu de choses c’est aussi en comprendre beaucoup, et je crois qu’en un sens, peut-être au sens gnostique du terme, c’est vrai, à moins que cette même pensée réfléchie nous dise qu’il y a deux sortes de compréhension. Et peut-être est-ce ainsi, peut-être peut-on dire tout simplement qu’à travers cette forme de compréhension qui a recours aux concepts et à la théorie je comprends de moins en moins, et que la portée de cette forme de connaissance me paraît de plus en plus limitée, tandis qu’à travers cette autre forme de compréhension qui a recours à la fiction et à la poésie je comprends de plus en plus…
Le découragement me gagne . Et de nouveau, comme lorsqu’on avait douze ans, on se réfugie dans l’écriture. Ce lieu que l’on s’est créé dans la vie, ce lieu où, renonçant aux concepts et aux théories comme au consensus social et ses hiérarchies de valeurs, on cherche à s’approcher d’un endroit où on ne comprends pas, d’une absence presque totale de compréhension, et à partir d’où, par le mouvement et le rythme ou je ne sais quoi, on essaie de faire surgir quelque chose qui est seulement et qui de ce fait est aussi une sorte de compréhension, pas une compréhension qui correspondrait à tel concept ou à tel autre, à telle théorie ou à telle autre, mais une compréhension qui fait que le langage signifie tour à tour une chose et son contraire, et autre chose encore. Le lieu d’où vient l’écriture est un lieu qui sait bien plus de choses que moi, car en tant que personne je sais bien peu de choses, et peut-être Harold Bloom a-t-il raison lorsqu’il dit que le lieu de l’écriture, ce que sait le lieu de l’écriture, ressemble à ce que savaient les anciens gnostiques, à ce qui était à l’origine de leur gnose. Une connaissance qui est de l’ordre de l’indicible. Mais qu’il est peut-être possible d’exprimer par écrit….
Et bien sûr, parler de la gnose de l’écriture n’est qu’une tentative de dire quelque chose à propos de ce que sait l’écriture. Pourtant, sans me considérer comme un gnostique (ni comme qui que ce soit d’autre), il me paraît juste de le dire de cette manière. Et le fait qu’écrire, écrire bien, s’apparente, comme on l’a dit, à une prière, me semble tout à fait évident. Mais cela paraît alors comme une sorte de prière presque criminelle. »
Jon Fosse (texte français Terje Sinding)
Cette année l'atelier textes 1 travaille une scène extraite de "Rêve d'Automne". Petit clin d'oeil à François et à Evangéline et à tous les autres amoureux de théâtre et d'indicible.
Restons curieux et éveillés.
 à demain !

3 commentaires:

Sylvie Grr a dit…

Merci beaucoup ! Puisque ce blog peut être un jeu, j'ai fouillé dans ma malle à souvenir et suis tombée sur cet extrait de poème de Jon FOsse que j'aime beaucoup. Ce n'est pas grave si c'est triste :-)

nous ruisselons à travers la pluie tel des enfants
nous sommes dans la pluie et nous sommes cette pluie
je te prends la main tu me laisses prendre ta main
tu ne dis rien tu es simplement dans ta pluie
la pluie de l'un ruisselle à travers l'autre
à travers l'obscurité à travers tout ce qui est et tout ce qui a été
ruisselle notre pluie
ta pluie ruisselle à travers moi et ma pluie ruisselle à travers toi
et nous nous regardons et nous ne savons pas où nous sommes
ni ce qui se passe
nous sommes dans la pluie et la pluie nous dissout l'un dans l'autre

Edith H a dit…

Encore un texte très intéressant.
Je suis en train de me dire qu'il serait bon de consigner tous ces textes et poèmes en un "carnet de confinement" peut-être, car il y a des pépites et personnellement, j'aime la lecture sur papier, carnets, livres... plus que sur écran. C'est plus facile pour s'y référer et les relire à tous moments.
Merci encore, à très vite

Sylvie Grr a dit…

Oui ce serait super ça ! In vrai objet pas virtuel!