jeudi 17 février 2011

Texte de Leslie Kaplan écrit pour le projet FEVER aux Archives

Je pense que l’art en général et la littérature en particulier peut jouer un rôle d’éveil,

peut rendre disponible,

apprendre à écarter tout ce qui vient empêcher la surprise, l’étonnement, la rencontre,

apprendre à se défaire de défenses par rapport au nouveau, au différent,

à tout ce qui ne va pas dans le sens du code, de la convention, du cliché

de l’inertie, du vide, de la mort

deux citations :

l’art c’est la vie vivante, Dostoïevski

l’esprit c’est la vie qui porte la mort et se maintient en elle, Hegel

en ce sens

le présent, le ici et le maintenant, voilà ce qui nous intéresse en tant qu’artiste, en tant qu’écrivain

l’art est toujours au présent parce que c’est une rencontre, une surprise, un étonnement…et un questionnement

pas un savoir

et c’est une rencontre entre UN sujet et UNE œuvre à UN moment donné

tout le monde a fait l’expérience d’aimer un livre, un tableau, une musique à un moment donné et pas être réceptif à la même œuvre à un autre moment

l’art a une dimension existentielle qui peut, qui doit, être soutenue, encouragée, aidée par le savoir et la culture

mais l’art c’est l’exception, la culture c’est la règle (Jean Luc Godard)

ou encore :

l’art s’inscrit dans la réalité mais vise le réel,

ce qui n’est pas la même chose

le réel prend en compte le sujet

la réalité, on peut en rendre compte de façon scientifique, et alors il s’agit d’exactitude

mais si on veut tenir compte du sujet, l’exactitude ne suffit pas

et un art fondé sur l’exactitude seule ne tient pas compte de toutes les dimensions du réel, mais au contraire l’appauvrit

c’est un naturalisme

qui peut aller avec toutes sortes de proclamations d’intention, d’appel aux valeurs, de discours, etc etc

mais :

est-ce que oui ou non on est toujours là avec le jeune étudiant qui va aller tuer la vieille usurière, Raskolnikov, Dostoïevski

est-ce que oui ou non on entend toujours avec un frémissement

O saisons ô château quelle âme est sans défaut, Rimbaud

est-ce que oui ou non on est toujours prêt à prendre la mer avec le vieux fou de capitaine Achab et aller se perdre sur toutes les mers du monde à la poursuite de la grande baleine blanche Moby Dick, Melville

et

est ce que oui ou non on reste pétrifié angoissé sidéré et ému par le copiste Bartleby,

je vous rappelle que c’est le même auteur qui les met en scène, lui et le capitaine Achab,

Bartleby qui refuse simplement de faire comme tout le monde, de faire ce qui se fait, de suivre en somme le mouvement, et qui dit, Je préfère ne pas le faire

et qui sera interné…

et qui refusera encore le mensonge, quand on lui dit qu’il est bien là où il est, interné, en disant juste, Je sais où je suis

ces figures, ces actions, ces aventures le lecteur les rencontre au présent

sinon quel intérêt

et ça veut dire aussi qu’à ceux qui disent, quel intérêt ce retour à la Seconde guerre mondiale, quel intérêt, on a déjà fait le tour etc,

on peut dire non

ces questions demeurent vivantes, elles sont vivantes si on les rend vivantes, elles sont toujours là

pas seulement parce qu’on a des raisons personnelles, intimes, familiales

d’être concernée

mais parce qu’on est impliquée, voilà le rôle de l’art

(distinction de Serge Daney)

pas seulement par la connaissance, ce qu’on sait, ce qu’on apprend

mais parce qu’il s’agit d’implication, on est pris, on est prise, le questionnement porte sur la condition humaine et la pensée

sur ce qui peut arriver à n’importe qui

être pensé par n’importe qui

et le rôle d’une fiction est alors : fabriquer, construire, inventer, un possible de cet ordre

comment rendre la vie vivante, comment rendre la vie vraiment vivante

c’est une question qui s’adresse à tout artiste, à tout écrivain,

mais aussi à tout pédagogue

ou d’ailleurs à tout parent

à toute personne qui s’occupe de transmission,

c’est-à-dire, en fait, à tout le monde

à n’importe qui

comment rendre actif un lecteur, un spectateur, un élève

il n’y a évidemment pas de recette

mais c’est une réflexion qui se risque à chaque fois

qui prend un risque

permettre d’être actif, c’est

ne pas écraser, laisser la place, laisser ouvert, permettre de questionner

montrer, présenter, rendre présent

sans fermer

sans gaver, remplir, vouloir répondre à tout

sans apporter de réponse à l’avance, de réponses toutes faites

mais en cherchant à

donner les moyens de s’approprier une question

rendre la complexité, refuser la simplification

donner des éléments éventuellement contradictoires

essayer de donner les moyens de juger sans juger

montrer le travail de pensée

et que la pensée est un travail

et que le fait de penser

même des choses douloureuses

rend actif, et joyeux

ouvrir des perspectives, modifier le point de vue

indiquer des passages

penser non en terme d’impasse, aspect glauque de l’impasse

mais de paradoxe, aspect stimulant du paradoxe

respecter les conflits, les montrer

respecter le fait qu’il y a des impossibles, des butées

des tensions

d’ailleurs l’art est tension

non plat, non mou

dans le domaine de l’écriture

penser que les mots ont un poids

que le langage a une valeur

combattre le n’importe quoi

le ça n’a pas d’importance

le tout est équivalent, tout se vaut

qui est le propre de la civilisation marchande

où les biens sont censés circuler librement

où une chose se définit à la fois par sa valeur d’usage, en quoi elle est spécifique, particulière

et sa valeur d’échange, en quoi elle vaut tant d’argent et s’échange contre n’importe quelle autre pour la même somme

mais…

et c’est un paradoxe

un paradoxe qui est au fondement de la modernité, du monde moderne,

issu, pour aller vite, de la mise en cause de Dieu comme référent et de la Monarchie de droit divin

le paradoxe de la liberté

la circulation des biens est un avantage

mais en même temps ouvre la porte au tout se vaut

la liberté, c’est aussi la liberté de pensée

on peut tout penser, il n’y a pas d’interdit de pensée

c’est le fondement du monde moderne

« et pourtant elle tourne »… rappelons nous Galilée, et même Giordano Bruno, qui lui a été brûlé

mais

on ne peut pas tout faire dans une communauté d’hommes

c’est un paradoxe qui fonde une société humaine

et j’en arrive à Fever

au départ il y a eu le procès de Maurice Papon, ici à Bordeaux, et le fait que j’ai pu y assister

la figure de Maurice Papon, le caractère exemplaire de la découverte des dossiers dans les archives qui ont pu mener à la condamnation de Maurice Papon, vraiment le rôle des hommes qui ont pris l’initiative, décidé,

les témoignages,

le travail des avocats,

les livres de Gérard Boulanger,

les réactions des personnalités politiques de l’époque, de François Bayrou à Maurice Druon

et le contexte : on était 30 ans après les événements de Mai 68, il y avait une alliance honteuse entre la droite et l’extrême droite et le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, estimait qu’il n’y avait pas pour autant de crise politique en France

on a vu en 2002 à quel point il s’était trompé et on peut voir aujourd’hui à quel point ces questions sont encore actuelles

donc la question était, et est toujours, l’actualité de ce qui est dans l’Histoire, la présence de l’Histoire pour un sujet aujourd’hui

ensuite : la question de la violence en général et la violence des jeunes en particulier

beaucoup de faits divers, de meurtres apparemment gratuits, exemple aux USA (inspiré Eléphant, et un film de Barbet Schroeder que j’avais vu à Cannes en 2002, Murder by numbers qui raconte des meurtres en série commis par deux adolescents

il y a aussi La corde, de Hitchcock, The rope, inspiré déjà d’un fait divers, et le livre de Truman Capote, In cold blood, De sang froid.

ces différentes œuvres parlent du crime

elles ne mettent pas en jeu l’Histoire, ni la grande, ni les répercussions de cette grande histoire dans l’histoire individuelle des sujets

mais je cite ces sources pourquoi ?

parce que c’est une façon de rappeler que le crime, la violence, est toujours une énigme

et que la question de comment écrire un meurtre n’est pas épuisée

je pense aussi que je voulais reprendre la question du hasard, qui est à l’honneur dans mon livre Le Psychanalyste, mais à l’envers : dans Fever on peut dire qu’il n’y a pas, contrairement à ce que pensent les adolescents, de hasard…

on arrive au cœur de l’affaire :

comment écrire un crime

qui a des ramifications dans le passé

sans l’écrire de façon déterministe

mais au contraire

comment écrire hors de la répétition infernale de ce qui est

créer la surprise, l’étonnement, la rencontre ….

cette question est pour moi essentielle, en tant qu’écrivain,

depuis le début, depuis mon premier livre : comment écrire l’usine sans reproduire l’usine, sans répéter l’usine :

comme je l’ai écrit récemment pour un dossier des librairies Initiales sur le travail :

est-ce qu’on parle, pense, écrit, comme à l’usine ou autrement ? Est-ce qu’une phrase est ouverte ou fermée ? Est ce que nous habitons le langage en consommateur aliéné ou en homme/femme libre ? Est-ce que nous parlons entre nous comme à l’usine ? Est-ce que nous enchaînons nos phrases sans penser comme en faisant des pièces fabriquées ? Est-ce que nous fabriquons des phrases comme des produits du marché ? Est-ce nous parlons à quelqu’un ou à personne ? Est-ce que nous voulons assommer l’autre avec des phrases ? Est-ce que nous voulons avoir le dernier mot ? Est-ce que nous sommes présents ou absents à nous mêmes ?

à cet égard je me suis souvent appuyée sur la phrase de Kafka, écrire c’est sauter en dehors de la rangée des assassins

j’ai mis cette phrase en rapport avec l’interprétation psychanalytique

la psychanalyse qui met à jour la répétition inconsciente, ce que Freud a appelé la pulsion de mort

au moment même où il la découvre, il fonde sa méthode de cure, la « talking cure »

qui permet passer de passer ailleurs

à chacun, à chacune, de définir les siens, d’assassins

comment écrire hors du discours institué, comment écrire hors des clichés, des paroles convenues, consensuelles

des paroles vides, vidées de sens, des définitions creuses, voir ce que Arendt dit des « clichés euphorisants »

voir ce que j’ai appelé « la catégorie la case et le cas »

voir la phrase que je cite dans Fever de l’historien Raoul Hilberg : « La destructions des Juifs ne fut pas accidentelle. Aux premiers jours de 1933, lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition du « non aryen » dans une ordonnance de l’Administration, le sort du monde juif européen se trouva scellé. »

les clichés, les paroles vides, les formes de banalisation, de trivialisation, sous des apparences de neutralité, sont porteurs d’agressivité, de meurtre

j’ai souvent cité Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues : le vide prend vite un tonalité d’ordre, il faut, il ne faut pas

et donc les mots les plus simples, anodins, usine, dossier, suivre des ordres, ne sont pas du tout si simples, si anodins

et commandent peut-être tout une façon de voir, de faire…

et c’est la question de la folie et de la perversion au sein de la civilisation soi disant la plus développée

comment ça résonne ici et maintenant.

et cette question recoupe celle du monde de maintenant où la bureaucratie sous toutes ses formes, l’institution, est toujours une menace

où on trouve en bas de la hiérarchie, toutes sortes de petits sadismes

et en haut, sous des apparences d’indifférence calme, une autre forme de sadisme, de mépris de l’humain

pour terminer je voudrai insister sur le fait que ce ne sont pas là seulement des questions de contenu, de savoir,

par exemple, un savoir sur la Seconde guerre mondiale

si on réfléchit, il s’agit de questions de méthode, de comment penser, comment écrire

la méthode : ce que j’ai pu appeler « le détail, le saut, et le lien »

+prendre les choses par le détail, c’est par le détail que tout ceci peut être rendu présent. S’il n’y a pas de détail, il y a une paranoïa vague et paralysante

mais si on trouve les détails par lesquels existe ou se met en place la société pré totalitaire… on la rend présente, on peut résister.

+le saut : voir encore Arendt, à propos de fait historiques : cela ne devait pas arriver DONC cela pouvait NE PAS arriver…

+ le lien : mettre en rapport des choses apparemment sans rapport

par exemple une violence qui semble gratuite, vouloir jeter un prof par la fenêtre,

et le fait que le père est au chômage

Bref :

tension, éveil, surprise, attention à ce qui se passe, peut se passer.

on peut dans un livre, par le livre, rejouer sur un autre plan le conflit entre :

le fait qu’on est toujours dépassé

le poids des choses, l’inertie, la pulsion de mort

et

le fait qu’il y a une marge, autre chose est possible, une ouverture, une action, est possible.

Plus concrètement : l’Institution sous toutes ses formes, et l’initiative, l’invention.

Une sorte de défi : prendre un crime vraiment pré déterminé, et écrire de façon vivante, au présent

Irruption du réel

Surprise

Personnages porte question

On sait qui l’a fait : et alors

Re présentation du réel, condensation

Montrer l’environnement des deux adolescents,

Et en même temps suivre ce qu’on peut appeler leur prise de conscience

la suivre et laisser ouvert, suspendu…

c’est disons une méthode que j’ai aussi trouvée dans la psychanalyse, et qui m’a donnée envie d’écrire Le Psychanalyste : on travaille la répétition, pourquoi ça se répète, et en même temps, l’interprétation permet un saut, un changement, on passe dehors, ça ouvre

deux pistes de réflexion pour conclure :

la littérature de maintenant se développe dans un contexte où elle doit relever à sa façon, à sa manière, avec ses outils propres, le défi qui lui sont posé par au moins deux grandes disciplines nouvelles du 20ème siècle, la psychanalyse et le cinéma

qui toutes deux mettent l’accent sur ce qui existe

pour trouver comment aller au delà

et le cinéma, fondé sur l’enregistrement de la réalité

qui indique la nécessité d’inventer une vision qui rende compte du réel.

C’est à dire : le lecteur est impliqué, cf Hitchcock, il n’est pas au dessus, il est à la même hauteur, et il est au courant, plus que le personnage : et alors, qu’est ce qui va se passer

Donc =

un défi, pousser au bout la problématique, écrire un crime déterminé, la répétition, et pourtant un livre vivant

Et

Important que dans une institution comme les archives, on se rappelle que ça a tenu à des hommes…

Si on veut :

Après la découverte de l’inconscient par Freud, et de la pulsion de mort, et de la répétition, comment penser et représenter des act

Quand on m’a invitée à venir parler à l’inauguration des Archives à Bordeaux, et ce, à partir de mon roman Fever, j’ai été très honorée, et aussi j’avais le sentiment que d’une certaine façon je pourrai reconnaître ma dette : puisque ce qui a été découvert par des historiens à Bordeaux dans les Archives a permis ultimement qu’une certaine justice soit rendue, et d’autre part, m’a fourni à moi écrivain un matériau précieux pour l’élaboration de mon livre. Mais aussitôt j’ai pensé que cela n’était pas évident et demandait quelques explications : comment des éléments qui ont trait au passé, même à un passé proche, peuvent–ils fournir une matière à une œuvre de fiction ? est-ce que Fever est un roman historique ?

Fever n’est pas un roman historique, il ne se passe pas à l’époque de la Deuxième guerre mondiale, il se passe aujourd’hui.

Et je vais tenter d’expliciter comment j’ai écrit ce livre, quels sont pour moi ses enjeux.

et en même temps sensible à un certain paradoxe : qu’est-ce qu’un écrivain qui écrit de la fiction peut dire à l’inauguration d’un lieu qui vise à préserver ce qui s’est vraiment réellement passé ? Un écrivain raconte des histoires, fait jouer, dit-on, son imagination…Les Archives sont le contraire, un lieu sérieux, très sérieux… qui met en avant la réalité…

Travaux faits en s’appuyant sur les archives : Papon, Eichmann

L.K (février 2011)

2 commentaires:

Unknown a dit…

merçi leslie d'avoir partager se texte tres précieux

Anonyme a dit…

Merci pour ce texte qui éclaire.